: La Suisse et l'esclavage des Noirs. . Lausanne 2005 : Editions Antipodes, ISBN 2-940146-52-7 183 p.

Bott, Sandra; Thomas David, Claude Lützelschwab, Janick Marina Schaufelbuehl (Hrsg.): Suisse - Afrique (18e - 20e siècles): De la traite des Noirs à la fin du régime de l'apartheid / Schweiz - Afrika (18. - 20. Jahrhundert): Vom Sklavenhandel zum Ende des Apartheid-Regimes. . Münster 2005 : LIT Verlag, ISBN 3-8258-7794-9 336 p.

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André Nouschi

Aussi paradoxal que cela paraisse, la Suisse qui ne possède ni port, ni flotte a participé à l’histoire de la traite négrière. Tout s’explique quand on lit les deux volumes qui rassemblent les contributions de différents chercheurs dans les universités suisses. Ils ont utilisé pour leur démonstration les archives de certaines firmes de la Confédération qui se trouvaient dans différentes villes, Bâle, Neuchâtel, Berne, Zurich, Genève. Et l’on découvre que les Suisses sont, avec les Français, les Britanniques, les Portugais, des acteurs non négligeables d’une activité dont l’Afrique est le centre. Ces archives remontent au 18e siècle, mais les études élargissent notre champ de réflexion jusqu’à nos jours, car les Suisses ont marqué leur intérêt pour l’Afrique de l’ouest, pour celle du nord avec l’Egypte et le Maghreb, ou celle du sud à propos de l’apartheid. La relation entre la Suisse, les Suisses devrais-je dire, et l’Afrique s’étale donc sur trois siècles, depuis le 18e jusqu’au 20e. Les Suisses, car il s’agit toujours de chefs d’entreprises et d’hommes d’affaires. D’où le rôle des archives dont certaines sont ici décortiquées; ainsi celles de la maison Burckhardt de Bâle par P. Haenger et R. Labhardt pour la période 1780/1815. Les deux chercheurs ont ouvert ainsi des pistes riches de promesses pour d’autres à la condition que les héritiers actuels acceptent de lever l’embargo sur le passé de leur maison.

Il est impossible de donner le nom de tous les nombreux chercheurs (18) qui ont participé à la mise en valeur de ces documents. A part deux ou trois contributions sur les Africains en Suisse – celle assez étonnante sur les footballeurs africains est révélatrice – ou certaines oeuvres de charité, toutes tournent autour du rôle joué par les Suisses dans l’essor du capitalisme européen par le biais du commerce ou des affaires1. Et en arrière-plan, une certaine idée de la bonne conscience. Dans ce commerce international, la traite négrière à partir de l’Afrique vers l’Amérique et les Antilles depuis le 16e siècle a une place éminente; elle se poursuit tard dans le 19e siècle, malgré l’action menée par les abolitionnistes. Les Suisses s’y impliquent parce qu’ils approvisionnent en indiennes les navires qui partent des ports français vers l’Afrique de l’ouest où ils échangent les produits contre des hommes, des femmes qui sont expédiés vers les Antilles ou les plantations d’Amérique ou du Brésil. Dans ce commerce, les esclaves sont amenés par les princes ou les chefs africains d’ethnies aux capitaines de navires qui les entassent à bord et remettent en échange les indiennes, de la monnaie (cauris) ou d’autres objets. Un des hommes d’affaires suisses, Guisan, a même rédigé des recommandations pour choisir les meilleurs futurs esclaves (hommes, femmes, enfants) publiées en annexe. Elles sont à méditer, car elles jettent une certaine lumière sur l’état d’esprit de l’époque.

Pour écouler leurs indiennes, certains chefs d’entreprise prennent des parts en commandite ou nolisent des navires en partance; les capitaux investis dans ce commerce sont élevés et constituent un vrai pari. Celui-ci repose sur le bon acheminement des esclaves vendus de l’autre côté de l’Atlantique, où certains Suisses s’établissent (en Caroline du sud) comme propriétaires de plantations. Nous sommes au coeur du commerce triangulaire qui a fait la fortune de Nantes, Bordeaux, La Rochelle, Lorient ou Saint-Malo en France, Liverpool en Grande-Bretagne et en Suisse des «indienneurs». Le profit dont on pensait jusqu’à une date récente qu’il était important doit être revu à la baisse, si on en croit certains chercheurs, et tournerait autour de 8 à 10% en moyenne de l’investissement (pertes incluses). Mais la somme mise en jeu est de plusieurs centaines de milliers de livres par transport. Un de ces patrons, Burckhardt de Bâle, n’hésite pas à envoyer son fils à Nantes – il francise son nom et devient Bourcard – pour mieux surveiller «ses» navires et ses affaires. Il n’est pas le seul à s’intéresser au grand commerce négrier et à faire partie de la «corporation négrière internationale». On retrouve les noms de certains notables actuels de la Confédération, Petitpierre (Neuchâtel), Guisan, Weiss, etc… dont les ancêtres ont pris part à ce négoce. Chacun des deux ouvrages donne la liste longue mais suggestive des «indienneurs» suisses installés à Nantes et de leurs engagements financiers. Malgré donc son enfermement sur le continent, la Suisse a participé au jeu du grand commerce international lié à la traite négrière, «la grande corporation négrière internationale». Ces hommes d’affaires donnent ainsi une base très solide au capitalisme suisse. C’est peut-être là l’apport le plus intéressant des deux ouvrages. Il n’est pas le seul.

En effet, au 19e siècle, on retrouve les Suisses d’abord en Egypte, ensuite en Algérie avec la Société Générale Genevoise au milieu du siècle jusqu’en 1956. Grâce aux courbes dressées depuis le milieu du 19e siècle par Cl. Lützelschwab on peut suivre l’histoire de la société genevoise qui a gagné beaucoup d’argent, d’abord parce que la plupart des terres données par la France (20 000 ha) étaient de bonne qualité, ensuite parce que l’astuce a été de confier l’exploitation à des métayers «indigènes» qui devaient améliorer la productivité en achetant du matériel; sans débourser un sou, la société engrangeait le profit maximal. Elle a pu ainsi devenir une société modèle dans le Constantinois. Qu’est-elle devenue après qu’elle ait quitté le pays en 1956, sans tambour ni trompette? Etait-ce pour des raisons financières ou de sécurité élémentaire? Les Suisses ne seront pas les seuls à s’intéresser au Constantinois2; plus tard, les Talabot et la Société Générale Algérienne recevront de Napoleon III 100 000 ha dans les hautes plaines de Guelma. Nos auteurs auraient pu ajouter à leur dénombrement le Domaine de la Trappe à Staouëli, près d’Alger, racheté après l’inventaire des biens du clergé en 1905 par le Suisse Borgeaud. C’est le départ d’une immense fortune qui s’arrondit avec les sociétés du Chapeau de Gendarme, des Fermes du Cheliff, Compagnie générale nord africaine, Union foncière nord africaine, Lièges et produits nord africains, Nord africaine des Ciments Lafarge, Tabacs Bastos, Crédit Foncier d’Algérie et de Tunisie, Cargos algériens sans compter les investissements dans certaines sociétés minières (Phosphates de Constantine). Le poids de Borgeaud s’accroît sur toute l’économie de l’Algérie par le biais de sa position bancaire et politique; l’héritier Henri devient sénateur et alimente en France, comme grand argentier, le Parti radical jusqu’à la fin de la 4e République.

En Egypte, les Suisses engagés dans le ciment savent conserver leurs intérêts malgré la révolution nassérienne; ils jouent aussi de leur neutralité afin de mieux sauvegarder leurs intérêts et n’hésitent pas à servir de refuge au FLN algérien ou aux Français qui l’aident pendant la guerre d’Algérie; tout cela sous une surveillance vigilante du gouvernement fédéral prudent, soucieux de ne se brouiller avec personne et de se garder des portes ouvertes sur l’avenir, quoi qu’il arrive. Les exemples fournis dans ces volumes sont multiples: celui de Chekib Arslan, un chef druze, opportuniste, capable de tourner sa veste, sans vergogne, accueilli par la Suisse, sans qu’on voie bien les raisons de cette durable hospitalité3. Je signalerai aux éditeurs du volume que pendant la Première Guerre mondiale, la Confédération avait déjà accueilli les deux frères tunisiens Bach Hamba qui ont édité pendant plusieurs années La Revue du Maghreb à Lausanne avant de présenter à la Conférence de la paix en 1919 les revendications des peuples opprimés d’Afrique du nord4. On retiendra les liens particuliers de C. H. Favrod avec les responsables du FLN, avant et pendant la guerre d’Algérie, d’O. Long lors des négociations d’Evian (il publiera son témoignage, très riche) et l’accueil de la Suisse aux diverses conversations préalables à la paix (celle de Boumendjel / Pompidou par exemple que j’ai connue par Boumendjel à son retour à Tunis). Les Suisses accueillent également les ouvrages plus ou moins interdits en France à ce moment et acceptent de les publier et de les diffuser sous le manteau en France et en Belgique. Ils publieront aussi après la paix le livre de Susini, le chef de l’OAS5. Dans cette hospitalité suisse, l’intérêt financier n’occupe qu’une part réduite.

En revanche, dans les rapports entre la Suisse et l’Afrique du Sud de l’apartheid, le poids de l’argent et des banques (UBS, SBS, Crédit Suisse) est majeur. Les sociétés évangélistes et les Eglises suisses s’émeuvent à partir des années 60/70, au nom de la morale chrétienne et évangélique, de ces relations dont les banques et l’Afrique du Sud tirent un profit réciproque. L’affrontement est d’abord discret; puis devant l’émotion croissante, les banquiers acceptent de discuter (j’allais écrire bavarder) avec les Eglises; ce sont les Bankengespräche qui s’étalent sur plusieurs années aux conditions des banques. Les chrétiens voudraient que les banquiers ne prêtent plus d’argent et n’investissent plus en Afrique du Sud, à cause de l’apartheid condamné par l’ONU. Les banquiers répliquent et se justifient au nom de la neutralité suisse qui tourne le dos à l’ONU et «l’universalité des relations économiques » (sic!). Ils semblent, en apparence, avoir le soutien des dirigeants de la Confédération. Sommes-nous au coeur d’une hypocrisie qui arrange les hommes d’affaires helvètes pour sanctifier leurs affaires et leurs consciences, avec l’accord plus ou moins avoué des responsables politiques? En vérité, il semble exister une continuité entre ces banquiers et les «indienneurs» du 18e siècle qui mettent de côté leur conscience de chrétiens quand il s’agit de leurs affaires et surtout d’intérêts considérables. On comprend mieux, derrière ces communications, les raisons actuelles du secret bancaire suisse. La Confédération peut bien encourager les bonnes oeuvres chrétiennes destinées aux enfants africains, aux réfugiés (pas trop tout de même!), tout cela est la bonne conscience qui permet aux hommes d’affaires de la Confédération de donner à l’argent et à Mammon un visage présentable. De ce point de vue, l’étude de J. Batou me semble capitale car elle met le doigt sur l’essor du capitalisme moderne à partir du 18e siècle, grâce à la traite qui permet rapidement de constituer un capital fixe élevé en Suisse. Les indienneurs sontils derrière les banquiers (à venir)? Sont-ils aussi banquiers ou sont ils les instruments de quelques banquiers? On connaissait les noms de Necker, Clavière, Perregaux; mais les autres? Tous édifient en silence l’entreprise qui fera de la Suisse au vingtième siècle un des lieux les plus sûrs pour l’argent, bien ou mal gagné. Dans cette construction et l’histoire du capitalisme européen et mondial, les profits des indienneurs tiennent une place non négligeable. La neutralité officielle et le secret soigneusement gardé contribuent à renforcer la puissance des banques qui conservent l’argent entreposé dans leurs coffres. Ces deux données interdisent évidemment de connaître aujourd’hui les fortunes des tyranneaux africains qui ont détourné les revenus pétroliers de leurs pays. De ce fait, nous ne lirons pas un des chapitres les plus savoureux d’une histoire commencée au 18e siècle sur l’argent dans la relation entre la Suisse et l’Afrique.

Merci donc aux éditeurs d’avoir apporté une pierre conséquente à notre connaissance du jeu interactif entre l’industrie, le commerce d’esclaves africains, l’apartheid et les banques. Merci aussi à eux d’avoir dévoilé sans emphase et avec précision les mécanismes multiples d’un enrichissement qui tourne le dos à l’esprit de l’évangile. Mais comme on le disait déjà dans l’antiquité, l’argent n’a pas d’odeur … et je pourrais ajouter qu’on ne fait pas fortune avec des bons sentiments, fussent-ils évangélistes6.

1 Le grand ouvrage sur l’essor du capitalisme européen (D. S. Landes, The unboud Prometheus), ne parle de la Suisse que pour le textile et pas pour l’accumulation de capital ou de la banque.
2 Par référence, voir A. Nouschi, Enquête sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la conquête à 1919. Essai d’histoire économique et sociale, Paris/Tunis, PUF, 1961.
3 J’ai noté dans l’étude qu’il avait rendu des services à la Confédération. Quel genre de services? Sur Ch. Arslan, voir aussi l’étude J. Bessis in: Maghreb, La traversée du siècle, Paris, L’Harmattan, 1997.
4 Pour tout cela voir A. Nouschi, La naissance du nationalisme algérien; Paris, Edit. De Minuit, 1978, 2e édit. L’Algérie amère, 1914–1994, Paris, Edit. MSH, 1995, et surtout B. Tlili, Crises et mutations dans le monde islamo-méditerranéen contemporain (1907–1918), t. 1: Fondements et positions des réformismes, Tunis, Public. de l’Université de Tunis, 1978.
5 La censure à laquelle fait référence B. Stora a une raison toute simple: les dirigeants français refusent de diffuser l’information en Algérie; ils évitent ainsi les questions que pose la répression. Les raisons données par Stora me semblent fausses, compte tenu de ce que j’ai connu et vécu alors.
6 A la liste des Africains réfugiés en suisse, il faudrait ajouter le Camerounais Um Nyombé, assassiné en Suisse dans des conditions jamais éclaircies. Mais ce n’est pas le seul dans ce cas … Une incursion dans les archives policières de la Confédération apporterait sans doute des surprises …

Citation:
André Nouschi: Compte rendu de: Th. David, B. Etemad, J. M. Schaufelbuehl: La Suisse et l’esclavage des Noirs. Lausanne, Edit. antipodes et Sté d’histoire de la Suisse romande, 2005. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 56 Nr. 2, 2006, pages 218-222.

Redaktion
Veröffentlicht am
20.01.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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